V

Publié le par Rodolphe

V

 

 

                Une amoureuse se dandine. Ça n’est pas même calculé. Qui est l’horloger ? Sûrement pas le vieux Clocksworth, il est mort hier, et la chute demeure impeccablement implacable.

 

                Que veux-tu effacer ?

                C’est inutile. La fuite n’est possible qu’en conquérant.

 

                Il est lundi soir, la fin Avril.

                L’air s’est rafraîchit ces derniers soirs, s’est réchauffé ces derniers jours, et cela ne signifie rien de plus que j’ai le nez qui coule.

 

                Regardez-moi, attablé dans un barzique que l’on nomme l’attirail, entouré de jeunes gens qui discutent en souriant, sirotant mon monaco.

                On me vouvoie je n’ai que 20 ans.

 

                Je suis heureux, doucement heureux.

                Un peu triste de ne pouvoir partager ce bonheur.

 

                                                                              « Moi, ça me gêne de vous mêler à mes mensonges. »

                                                                      Beau Naïf, il te faut donc arrêter de souffler.

 

                Les musiciens ont repris leurs instruments.

Du gypsie, une contrebasse, une guitare, une autre guitare.

                               Sont jeunes.

                                               Mon âge, l’apparence qui va avec.

                                                                                              Et ils s’amusent.

 

                Ce soir, je ne te rencontrerai pas.

                                                               Ça n’est pas si grave.

 

 

                Vous écrivez quoi ?

                Mathieu fut surpris, la jeune femme s’était insidieusement penchée sans qu’il n’eût pu la remarquer. Il la regarda, confus, et bredouilla quelques brèves choses de façon à évacuer le sujet.

                Mais des notes de quoi ?

                Il se trouva piégé par l’imprécision dans laquelle il calfeutrait ses gribouillis, il s’abandonna contre le dossier de sa chaise et pris un air inspiré, boaf, une sorte de journal, des fragments, rien de fabuleux.

                Elle était blonde, elle avait les yeux bleus, elle n’était pas très belle. Un front trop avancé, un nez trop petit, une pâleur de poupée, des cheveux fins, timidement blonds, un sourire aux pommettes trop saillantes. Elle lui demanda s’il était écrivain. Elle était mince aussi, maigre.

                Mathieu souleva un coin de sa lèvre de façon à afficher un sourire malin, incrédule, et qui demeure pourtant ouvert à la mascarade. Non, rien d’aussi glorieux, je suis étudiant.

                Etudiant en quoi ?

                Mathieu se retint de grimacer. Il redoutait toujours cette question et ne voyait comment l’éluder. Le problème se posait avec d’autant plus de force qu’elle avait été prononcée avec un entrain déconcertant. Son amie, une fausse rousse moins fluette, assise en face d’elle, à la table jouxtant celle du scribouillard, ne cessait de faire passer son regard de la blonde à Mathieu, un rire retenu dans les zygomatiques.

                Mathieu expédia vite l’information. Cela eut l’air de plaire. La blonde opina de la tête, impressionnée. C’est bien ça. Il n’ajouta pas qu’il songeait à tout plaquer, il préféra s’emparer de la conversation ; et vous, vous vous prénommez ?

 

                Elle s’appelait Emilie et elle avait un charmant espace vide entre les deux incisives centrales de la mâchoire supérieure, l’amie s’appelait Laura, il dût lire sur ses lèvre pour le comprendre tant sa voix était happée par la musique. Mathieu se déclara enchanté, il ne proposa pas de les inviter, elles avaient déjà leur verre. Il opta pour le lieu commun.

                Vous venez souvent ici ?

                Laura n’était jamais venue, elle n’était sur Paris que depuis deux mois, Melody la sortait, elle adorait ce bar, sa décoration particulièrement, une sorte d’installation non concertée, du tout venant, un entassement d’affiches, de photos, de tracts, de dessins, de bouts de nappes illustrés, jaunis par le temps et les clopes ; un tout petit bar proposant chaque soir un groupe jouant à 20 centimètres de vous, le lieu génial de la promiscuité forcée qui appelle à la rencontre.

                Mathieu n’en demandait pas tant, il l’écoutait, ravi de n’avoir pas à penser, heureux d’être dévoré du regard. Il y eut un blanc. Mathieu se ressaisit. Et qu’en penses-tu Laura ?

                Laura trouvait l’endroit sympa.

                Mathieu se surprit à regarder furtivement son décolleté, son haut noir et moulant offrant une vue plongeante sur une poitrine ronde, haute, généreuse. Puis il le compara tout aussi discrètement avec les esquisses de relief qui dardaient sous le court haut bleu de la blonde au nombril découvert. Ce réflexe le fit presque rire, il avait décidemment trop traîné avec Christian. La blonde décela l’hilarité sous-jacente chez le jeune homme. Il fut questionné.

                Il persista à jouer au type évasif et pris son verre avec une nonchalance calculée. Pardonnez-moi si je suis indiscret, mais quel âge avez-vous ?

                J’ai 22 ans, Laura 21, et toi ?

                Elles n’en crurent point leurs oreilles. Et si. Non ! Si si. Mathieu aimait cette incrédulité qui stupéfiait toujours l’auditoire à l’annonce de son âge ; il ne pouvait alors s’empêcher d’arborer un sourire satisfait. Sa vieillesse supposée était en quelque sorte son blason de la différence, une preuve tangible de son caractère insaisissable.

                Emilie, la plus rétive, finit par se plier à la réalité.

                La vache, tu fais vachement plus vieux.

                Comme à l’habitude, il détendit l’atmosphère en désamorçant le surnaturel de son état : c’est à cause des poils.

                La blonde rit. Laura sourit. Il fallut applaudir puis les musiciens débutèrent un nouveau morceau.

 

                Les trois jeunes gens s’observèrent en silence. Ils burent, tour à tour. Mathieu se dit qu’il aimait bien les nombrils. La blonde, après avoir offert son regard à l’un, à l’autre, rit soudainement, ce qui fit aussitôt rire son amie. Je ne me savais pas à ce pont hilarant. Ça n’est pas ça. Emilie venait de prendre sa revanche sur le type évasif. Elle lui jeta ensuite un regard en coin qui troubla l’homme tant il était dénué d’ambiguïté.

                Mathieu chercha quelque chose à dire. Que faîtes-vous de beau dans la vie ? La question s’étant vidée de son sens à force d’être martelée, elles répondirent par l’intitulé de leurs études. Mathieu demanda si le droit en urbanisme c’était bien le truc qui consistait à interdire de placer une bite en béton ici ou un immeuble là. Emilie le conforta dans son opinion et profita d’étoffer cette définition pour coller son genou cagneux au sien.

                Laura, elle, passait une licence d’histoire.

                Mathieu était oppressé et ravi par le regard insistant, l’air de rien, d’Emilie.

                Laura alla aux toilettes.

                Mathieu se sentait bien con.

                Alors, que fait-on de beau en journalisme ? Rien. Je veux dire, rien de beau.

                Il se réprimanda une fois de plus pour avoir l’émotion trop éloquente, cette dernière charriant invariablement derrière elle son torrent de questions. Il n’avait pas envie d’entrer dans les détails, leurs genoux étaient toujours accolés.

                A dire vrai, je pense quitter mes études très prochainement.

                Cette décision sembla autant concerner Emilie que lui-même, elle la prenait même gravement.

                Mais pour quoi faire après ?

                Et bien, en fait…

Ecrasés par le poids des évidences solaires, les poètes sont des ombres de nos jours ; le sucre s’est tant agglutiné à leur titre qu’ils ne voient d’offense à être appelés poètes que par leurs pairs.

                                               …J’écris.

                Les pommettes refirent leur apparition. Je le savais ! Ça crevait les yeux, que tu sois écrivain, à écrire tout seul, dans ce bar.

Elle avait dit ça en posant la main sur sa jambe. Mathieu n’avait pas la force de lutter contre un tel contact, il ne la contredit donc pas. Il fallut à nouveau applaudir, Laura revint, souriant ostensiblement à son amie qui lui répondit tout guillerette :

J’avais gagné ! Il est bien écrivain !

Elle avait ôté sa main.

Ha bon ? Tu écris quoi ?

                                               Et merde…

On allait encore lui demander de déclamer des vers.

                                               Et bien, en fait…

 

C’est alors que le mur explosa dans un fracas assourdissant. La salle cria, Emilie se réfugia contre Mathieu, les musiciens contre leurs instruments, les autres contre ce qu’ils étaient susceptibles d’aimer. Un cri inhumain, un espèce de gargarisme combiné au hurlement d’un loup en pleine ode à la lune, vint annoncer la créature qui ne tarda pas à s’engouffrer dans la pièce.

C’était un corps sans tête, aux bras et aux jambes disproportionnés, anormalement longs, à la peau grise ou marron ou peut-être les deux. Dans une démarche à la fois fauve et simiesque, la créature sembla regarder autour d’elle, humant de sa plaie les êtres tétanisés. Les gens ne criaient même plus.

Enfin, elle leva les bras au ciel, émit un second formidable gargarisme, se tourna vers Mathieu et se saisit d’Emilie. Cette dernière eut beau se débattre avec vigueur, déchirer la chemise de son immobile protecteur, empourprer sa peau laiteuse, rien n’y fit, le monstre sortit à grands pas du bar, la jeune fille sur une épaule, ne laissant derrière lui que nuage de poussière et gravats.

                Comme après la vision d’un chef d’œuvre, il y eut plusieurs secondes de silence consterné. Laura se mit à sangloter. Les questions et les cris envahirent la salle.

                Mathieu ne répondit pas quand on l’interpella. Une colère en lui venait d’émerger.

                Voilà deux ans qu’il était douloureusement célibataire et une grossière chose étêtée venait de lui retirer son salut. Il se leva sans un mot. Enfila son manteau. Ne paya pas. Et partit dans la rue, sur les traces de la créature, bien décidé à lui foutre son pied au cul.

Publié dans Archives ancestrales

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