Paix intérieure
Paix intérieure
Logre mangea lenfant.
Son repas terminé, il émit un profond soupir par les naseaux.
Certes, ça nétait pas mauvais, certes, ça croquait admirablement sous la dent, cependant cela ne valait pas, à son sens, la vindicte populaire qui découlait naturellement du rapt. Il était déjà fatigué à lidée de la bataille à venir, à lidée de trucider une dizaine didiots armés de fourches menés par le héros local, jeune premier de pacotille. Bah, tout était de sa faute
Cest quil avait décidé de faire traditionnel pour le réveillon cette année, de renouer avec ses racines, dhonorer, de communier avec ses ancêtres et, par là, de retrouver la paix intérieure Jadis, son grand père navait cessé de lui seriner quon pouvait tout sous la protection des ancêtres, puis il mourut ; tué par une vache.
Logre grimaça à lévocation de ce douloureux souvenir.
Cet épisode malheureux avait plongé sa lignée dans la honte. Le jour même des obsèques, elle devint la risée de toute linformelle mais néanmoins pesante nation ogre. Il fallut à logre ses propres exploits guerriers et les clavicules de feu Gruduck lObèse Boustifailleur exposées sur le rebord de la cheminée pour que la moquerie cessât. Il était désolé par le caractère rustre, idiot de ses congénères ; lui, ce qui le bottait, cétait pioncer. Chose quil nallait à ce propos pas tarder à faire, le traditionnel gueuleton étant englouti.
On frappa à la porte.
Il grogna. Il avait espéré échapper à cette autre tradition, hélas, ses ancêtres semblaient le mettre à lépreuve. Dun pas traînant, il alla ouvrir. Son teint verdâtre devint livide.
Comme il sy était attendu, un être fée se tenait devant lui, pas nimporte quel être fée, cétait Gerry, un minuscule humanoïde illuminé aux oreilles pointus et au sourire satisfait, son « jeune pote », comme il se plaisait à le nommer.
Et bien mon vieux ! On leur a foutu une sacrée raclée à tes consorts ! Foi de fée, ils se souviendront du réveillon pendant longtemps ! Tu moffres une bière ? Il avait posé la question tout en sinstallant à la table de logre.
Le hasard voulait que les êtres fées, le soir du réveillon, eussent eux aussi leur lot de traditions. Lune dentre elles plaisait particulièrement aux jeunes fées avides de briller en société, car elle consistait à venir frapper à la porte dun ogre pour lui arracher un poil de nez.
Un geste anodin, typique de lespièglerie des êtres fées, qui conduisit les ogres à promptement instaurer une nouvelle tradition : au réveillon, quand un être fée frappe à la porte, on lécrase à coups de massue. Rassurez vous, lextrême vélocité des fées faisait que la mort dun des leurs était choses rarissime et, en toute logique, quun de leurs cadavres était un trophée de très grande valeur chez les ogres.
( Pour la petite anecdote, remarquons que le réveillon, jusqualors moment deffervescence et de rencontre, devint une fête close pour les ogres, ces derniers nosant aller annoncer leurs bon vux à un voisin trop zélé et à la massue trop vive.)
Quoiquil en soit, logre alla chercher une bière et la déposa lascivement sur la table où Gerry avait fièrement étalé trois immenses poils de nez. Le petit être plongea incontinent dans la choppe pour la vider de lintérieur. Ensuite, il éructa bruyamment.
Mon vieux, ta gnôle sera toujours la bienvenue en ma panse. Y a pas à dire, cest coule de connaître un ogre chez qui se reposer le soir du réveillon.
Nentendant pas de réponse, le petit être leva la tête, il rencontra le regard désolé de logre.
Bon mon vieux ? Kessya ? Ten tires une tête.
Logre sexcusa gravement et retourna prestement la choppe.
Lêtre fée émit un cri de surprise, jura, cogna contre les parois de la choppe, trouva la plaisanterie douteuse puis se tut quant il entendit logre ramasser sa massue. Il se mit brusquement à le supplier, gémissant, poussant de grands cris stridents, évoquant leurs sept années damitié et de beuverie commune. Logre demeura impassible, silencieux.
Il ny eut quun seul coup, dune force prodigieuse, qui rompit la table en chêne massif, en plus de la choppe et de lêtre fée. La poussière dissipée, logre déglutit.
Son ami ne criait plus.
Conformément à la tradition, il extirpa le petit corps disloqué des débris et alla le suspendre au dessus de sa porte, cloué par les ailes, goûtant encore le sang lumineux des fées sur le pallier.
Epuisé, tremblant légèrement, logre décida daller se coucher. Conformément à la tradition, il dut auparavant chanter le Tong Grom à la gloire des ancêtres. Il le chanta en criant, de peur dentendre sa voix défaillir.
Il ne parvint pas à se rendormir.
Sous la lueur dune lune pâle, muette, recroquevillé dans son lit plein de craquements, logre fondit en larmes. Entre deux hoquets, il adressa à ses ancêtres un discours sans fard.
Il leur dit quils pouvaient tous aller se faire foutre avec leurs traditions à la con.